Pour notre deuxème exposition, nous avons choisi les œuvres de Claude ROUCARD.
Parmi les principaux genres picturaux, Claude Roucard pratique volontiers le paysage, la nature morte, parfois le nu, alors qu’un choix délibéré le tient éloigné des contingences de la narration ou du portrait.
Il a expérimenté la non-figuration avant ‘en venir, depuis les années 1990, à une observation scrupuleuse d’ un visible d’où l’être human reste quasi-exclu, marginalisé en tout cas, comme phagocyté par le végétal. Selon cette vision, il consacre ses travaux aux manifestations monumentales de la « nature-naturante » : vastes paysages, arbres remarquables. A l’opposé, serrant au plus près la vitalité du végétal sous ses aspects les plus infimes, le peintre concentre son regard sur les feuilles de légumineuses, sur les replis sans fin des citrouilles, courges et autres potimarrons, scrutant la vie végétale jusqu’aux tréfonds cachés des bourrelets de l’écorce rugueuse, gonflée par la pulpe, plénitude de la chair.
Les tableaux peuvent atteindre des formats considérables où l’échelle n’a pas de part. C’est l’homme qui impose à la nature l’ordre du nombre ; tout au moins le tente-t-il. Dans l’univers de Roucard, une citrouille exige et obtient autant de place qu’un large panorama. Même si l’on songe aux natures mortes flamandes, aux accumulations fascinates de leurs victuailles, à leurs débordements, aucune n’a jamais donné la vedette à un unique légume, n’en a donné, en somme, un portrait, aussi majestueux que celui d’une infante de Velázquez.
On n’en finirait pas avec l’énumération des techniques de cet artiste vrai : bien sûr les empâtements des huiles et les glacis, les jus du brou de noix, les rehauts des « crayons », comme l’on disait autrefois. A titre personnel, j’ insisterais sur la production impressionnante des pastels, art synthétique alliant la solidité du dessin à l’effusion de la couleur. Roucard en coloriste consommé y déploie la quintessence de son art, rejoignant sans effort la grande tradition française classique déploiement des teintes, profusion des nuances, luisances des surfaces. Hommage à la lumière.
en meules, accumulations destines à une lente et sûre décrépitude. Même lorsque l’Homme ne prend point part à leur déchéance, les plus beaux étals, accumulant les plus parfaits légumes, finiront en amas pourrissant. Tel est le sens et telle la moralité que porte la « nature-morte» : memento mori – souviens-toi que tu vas mourir. Ainsi Roucard assiste-t-il à ce combat sans espoir que mène toute espèce vivante. Mieux, il décrit l’affrontement, étape après étape, tout au long de séries qui jalonnent la mort annoncée de ses séduisants modèles. Et à mesure qu’elle approche, pièce après pièce, se dévoile l’anatomie humane que compose celle, métonymique, du fruit. Les replis révèlent des aines, les cavités des sexes féminins exhibant impudiquement leurs détails morphologiques les plus intimes : « le corps, cette guenille » selon la formule moliéresque; Éros et Thanatos selon le topos bien connu. Roucard, lui, ny va pas de mainmorte et compose autour de cette faillite une symphonie de formes et de couleurs.
Récemment (mais ce n’est qu’un point d’orgue provisoire) il a donc promu la tomate comme motif central, libérant le fruit des Campbell’s Soup Cans où Andy Warhol l’avait enfermait en 1962. Voilà ce que montre l’actuelle exposition : la geste tragique d’une mort annoncée, qu’elle concerne la « pomme d’amour » joufflue des Marmandais ou la « pomme d’or » rutilante – il pomodoro des Italiens. Au terme de son procès destructif, le beau fruit de la maturité finit par révéler la tête de la Camarde, celle qu’illustre l’allégorie médiévale des Trois Ages ou que révèle l’anamorphose composée par Holbein pour Les Ambassadeurs ; celle que Claude Roucard dévoile aujourd hui, à sa manière, au regard contemporain.
– Claude FRONTISI, Professeur Émérite à l’Université de Paris-Ouest